Waardig levenseinde

PHOTO: MARLEEN DESMEDT

Une fin de vie digne ?
Ma vie, mon choix ?

Témoignage

C’est par une journée ensoleillée qu’elle a pu quitter la clinique et retrouver enfin son environnement familier. Ici, elle n’est pas un numéro et on s’adresse à elle par son prénom, sans pour autant la traiter de manière infantile. Son grand chagrin, outre la douleur qui ne cesse de s’aggraver, est qu’elle ne peut pas retourner dans son appartement. Elle avait toujours espéré pouvoir mourir tranquillement dans son flat sans devoir faire d’abord un passage par la maison de repos et de soins. Maintenant elle se trouve pour un séjour de courte durée dans une chambre d’où elle sait voir le flat qu’elle occupait avant.   

Si cela ne tenait qu’à elle, pensa-t-elle, ce serait de toute façon un séjour très court.

L’ambulancier la soulève de la civière et l’installe dans le fauteuil. Elle ne prête guère attention aux nombreux objets familiers de son appartement qui ont été placés ici. Au début, elle ne remarque pas les photos sur le mur et sur le rebord de la fenêtre. Même le héron que son fils aîné a brodé avec beaucoup de soin et qui, avec ses couleurs douces, forme une tache lumineuse sur le mur sombre de la chambre, ne peut la consoler. La déception de devoir échanger son appartement contre une chambre dans une maison de repos, sa destination finale, est trop grande. La douleur de dos perturbe sa mobilité à tel point que cette femme fière et indépendante est condamnée à une vie totalement institutionnalisée. Son espace de vie se limite à la surface de son lit.  Même s’asseoir sur une chaise pour discuter avec son fils au moyen de son ordinateur ou simplement jouer au solitaire, n’est plus possible.
Non! Elle ne se plaint pas des soignants présents. Leur attention bienveillante contraste fortement avec ce qu’elle a vécu au service de gériatrie X de la clinique qu’elle vient de quitter.

Tous, sauf sa fille, ont quitté la pièce. Avec beaucoup d’efforts, elle marche du fauteuil au lit à l’aide du déambulateur et s’y hisse lentement et avec circonspection. Elle ne quittera ce lit que pour aller aux toilettes. Heureusement, elle n’est pas obligée ici de porter une couche et peut aller aux toilettes à son rythme. L’expérience de la clinique, où chaque personne âgée doit porter une couche, n’était-elle pas dégradante ?

Sa fille la couvre du plaid orange chaud et doux qu’une de ses petites filles lui a offert l’année dernière. Elle s’endort brièvement. Lorsqu’elle se réveille, elle voit le visage de sa fille assise à son chevet et dit:  » Je veux partir ». Elle avait déjà parlé d’euthanasie à l’hôpital et à plusieurs membres de sa famille elle avait dit qu’on pouvait venir la chercher. Pour elle, tout était fait.  Sa fille répond : « Je t’entends maman ». Cela faisait environ un mois que sa mère avait atterri dans ce bourbier de pure misère dans lequel elle s’enfonçait de plus en plus car une guérison n’était pas possible. Le(s) médecin(s) ne parvenaient pas à apaiser la douleur croissante, qui se transforme peu à peu en « souffrance de vivre ». Une conversation permet d’y voir plus clair : sa mère veut vraiment l’euthanasie, et de préférence le plus vite possible. « Ton frère arrive la semaine prochaine, quand je l’aurai vu, cela pourra se faire », dit-elle.  « Cela ne se fera probablement pas si vite, maman », répond sa fille.
Elle entend la détermination dans la voix de sa mère.
« Il faut vraiment que tu en parles à ton médecin traitant maman, je ne peux pas t’aider pour cette question”. Elle explique les deux procédures possibles parce que pour elle il n’y a pas de doute que sa maman répond aux critères de diligence stipulés dans la loi.

Elles restent silencieuses, toutes deux sont perdues dans leurs pensées. À cent ans, n’est-t’on pas en phase terminale de la vie ? se demande la mère.  Avec ses mains elle fait un mouvement dans l’air et regarde sa fille. Cette dernière réalise trop bien que, bien que l’on parle sans cesse d’autonomie et d’autodétermination, dans une situation comme celle-ci, l’autodétermination n’est pas reconnue comme l’essentiel. Les médecins ont le dernier mot, même lorsqu’il n’y a plus rien à guérir, même si tout fait mal et que les médicaments qu’elle avale péniblement échouent à chaque fois de la soulager. Les médecins déterminent ce qu’est une « souffrance insupportable » et si celle ci est suffisamment « insupportable » pour justifier l’euthanasie.  Même à un âge très avancé.

La mère rompt le silence : « C’est mon corps, mon choix, ma volonté », dit-elle avec fermeté. Lassée, la fille répond: « oui maman, c’est bien le cas ». « Mais d’un autre côté, il y a la loi et les procédures.  C’est le médecin qui décide. L’euthanasie n’est jamais un droit, seule la demander est un droit ».
Même si la fille sait que sa mère est la seule personne à pouvoir juger de son propre état, elle comprend bien qu’un cadre juridique est nécessaire pour de telles décisions médicales. Mais nous vieillissons tous. Qu’en est-il des nombreuses personnes âgées qui considèrent leur vie comme accomplie, qui ne peuvent plus répondre à la question du ‘sens’ parce que le corps ne peut/ne veut plus le faire, ce qui perturbe gravement joie et qualité de vie ?
Depuis près d’une semaine et demie, la mère laisse passer les repas, y compris celui d’aujourd’hui. Les nombreux médicaments qu’elle doit continuer à prendre par voie orale perturbent le fonctionnement des papilles gustatives et l’estomac se rebelle lui aussi, bien qu’elle prenne des pilules pour cela. Avec difficulté, elle prend une bouchée d’une tartine, mais n’arrive pas à l’avaler. Pourquoi manger encore, se demande-t-elle.

Le lendemain, en présence de sa fille, la mère demande de manière claire et nette l’euthanasie à son médecin généraliste. Elle est soulagée que le médecin ne se contente pas de balayer la question sous le tapis et au contraire entame respectueusement la conversation avec la patiente. Le médecin estime qu’il s’agit d’une demande d’euthanasie à un stade non terminal de la vie. Deux avis supplémentaires sont donc requis et un délai d’attente d’un mois doit être respecté. Nous écrivons neuf février. Le médecin se tourne alors vers la fille et lui demande : « Maman a-t-elle déjà parlé d’euthanasie ? » Elle obtient le récit des nombreuses fois où la mère a indiqué que c’en était assez et qu’elle voulait mourir. « Comment vous sentez-vous par rapport à la question de l’euthanasie ?   » Je suis d’accord avec ce que ma maman veut et mon frère également », dit-elle.  » C’est après tout la vie de sa maman, c’est son ressenti à elle qui compte. Le médecin peut être rassuré. Il ne faut pas s’attendre à des difficultés avec la famille si une réponse positive à la demande de la mère est donnée. Lorsque le médecin est parti, la mère, malgré sa main tremblante, écrit sur un bout de papier sa demande d’euthanasie et la signe.

Cela fait maintenant quelques jours que le deuxième médecin est passé, mais le troisième ne s’est pas encore présenté. La mère devient de plus en plus maigre et fragile et demande à sa fille pourquoi elle doit continuer à souffrir et vivre ainsi. La fille n’a pas de réponse, ni de solution Une réponse positive à la demande  de l’euthanasie de sa mère pourrait probablement rendre les dernières semaines de la vie de celle -ci  plus supportables. En cas de réponse négative, la fille aurait pu faire clarifier la demande d’euthanasie par l’ ULteam (Team pour clarification des questions de la vie). Désormais, par l’indécision du (des) médecin(s), la situation est telle que sa mère semble être condamnée à davantage de souffrances sans voir d’issue. Il semble de plus en plus probable que cette dame centenaire mourra de famine plutôt que d’une euthanasie. Une fin de vie digne ?

La douleur s’intensifie. Aller aux toilettes devient une torture dans tous les sens du terme. Est-ce son destin ?  Pourquoi ne la laissent-ils pas partir? Elle regarde sa fille avec désespoir. Les infirmières et le personnel soignant la traitent avec le plus grand respect. Ils essaient de lui faire le moins mal possible lorsqu’ils la lavent. Mais de faibles gémissements et des exclamations de douleur s’échappent de son corps frêle. Un médecin est à nouveau appelé. Pour la fille, il n’y a pas de doute, sa mère est dans la phase terminale de sa vie. Le médecin présent confirme et  décide qu’il est temps de faire appel aux services de soins palliatifs. Enfin, pense la fille.

Il est de plus en plus difficile d’avoir une véritable conversation avec sa mère. Les aiguilles à crochet ne bougent plus, les mots croisés restent inachevés à côté du lit. Elle est encore consciente, mais fortement affaiblie. Téléphoner à la famille, regarder/écouter la télévision, tout devient trop fatigant. Encore lucide et consciente, c’est son état de faiblesse et la douleur qui la coupe de ses contacts sociaux. Elle ne peut plus se défendre… mais… elle est toujours « présente » et reste “consciente” d’être complètement dépendante des autres. Quelle horreur pour la femme qu’elle est. Parfois, elle dit silencieusement « soif  » lorsqu’elle veut boire. Le jour avant son décès, après une autre visite d’un médecin, sa fille l’entend soudainement marmonner « mince alors ». Elle pense d’abord qu’elle a rêvé, mais non, sa maman répète “mince alors” exprimant ainsi son étonnement qu’elle doit continuer à vivre une telle situation ? Est-ce une fin de vie digne ?

Le lendemain, lorsqu’une jeune aide-soignante tente gentiment de persuader la mère de prendre ses analgésiques par voie orale, elle secoue la tête résolument, la bouche fermée. Intérieurement, la fille sourit. Oui, sa mère est encore là, elle peut encore faire comprendre qu’elle ne veut plus tout cela. Un médecin est à nouveau appelé. En l’attendant, l’infirmière est autorisée à lui administrer des analgésiques par voie intraveineuse. Ce qu’elle fait avec prudence en expliquant à la mère ce qui se passe. Après un petit temps la mère semble moins agitée, semble avoir moins mal,   mais quand on la soigne la fille entends les gémissements et pleure la douleur de sa maman et son impuissance de ne pas avoir pu l’aider, de ne pas avoir pu faire comprendre au médecin(s) que ce n’est vraiment pas la fin de vie que maman a imaginé pour elle.

L’équipe soignante et la fille expriment auprès du médecin la douleur de la mère et soutiennent cette vieille dame courageuse dont l’état se détériore si rapidement. Finalement, le médecin opte pour une sédation palliative en expliquant à la fille que cela pourrait précipiter la mort de sa mère. La fille répond “mais c’est ce que maman veut, sortir de ce cauchemar.” La fille est toujours fâchée  et triste en même temps que sa mère n’ait pas été entendue, mais elle est aussi soulagée par cette proposition. Elle pense qu’enfin, sa maman ne sera plus consciente de sa situation misérable.  Avec un peu de chance, elle dormira jusqu’à ce qu’elle quitte définitivement cette vie. Elle embrasse sa maman tendrement. “Enfin tu pourras dormir maman” dit-elle avec douceur et donne un dernier bisou sur le front de sa mère.  Ce même jour, le vingt-deux février, complètement affaiblie par la douleur et le manque de nourriture, la mère s’endort enfin tranquillement et entre en silence le pays du « néant ».
Les gens diront qu’elle s’est endormie paisiblement. Mais pas sa fille. Elle est trop triste et indignée  que sa maman n’ait pas eu une fin de vie digne. Le chemin vers la mort à été extrêmement douloureux avec une souffrance qui, de notre temps, aurait pu lui être épargnée si on l’avait vraiment écoutée.

L’ autodétermination reste un thème difficile en période de maladie et de souffrance. Naître « nous arrive », nous n’avons pas notre mot à dire là-dessus. Mais malgré nos droits en tant que patients, nous n’avons encore que très peu de pouvoir sur la fin de la vie. Le développement de la science médicale garantit que toujours plus est possible, que nous vivons plus longtemps et que l’acharnement thérapeutique n’est jamais loin. La vie est parfois considérée comme si importante qu’il importe peu, apparemment, qu’elle soit devenue « souffrance ». En effet, la mort est définitive, mais a- t-on pour autant le droit de condamner des personnes (âgées) malgré leur souhait de mourir, à des souffrances intenses, à la famine comme dernier recours ?  Est-il humain d’insister sur la prise orale d’analgésiques si la personne a des difficultés à avaler ?
Mourir en dignité. Trois mots, mais quelle est la signification de cette petite phrase pour le corps médical, pour chacun d’entre nous?

La fille arrête ses réflexions. Elle regarde le déambulateur. Sa maman n’en a plus besoin.                        

Mieke Maerten
Mars 2024